La gloire est un rêve caressé par de nombreux pilotes.
La gloire peut vous transformer en un mythe, un demi-dieu. Elle peut
changer votre vie, votre personnalité, votre vision du monde...
surtout quand vous n'êtes pas préparé à
ce choc. Lors de la Seconde Guerre mondiale, un chasseur roumain allait
brutalement devenir héros national grâce à un
acte de bravoure de quelques instants. Incarnant à lui seul
la "lutte anti-bolchévique", il allait cependant
par la suite connaître persécutions et prison. En fait,
ce n'était pas un très grand pilote, bien qu'il ait
été crédité de six victoires. Dans l'Armée
de l'Air Roumaine, plusieurs de ses compatriotes dépassèrent
ce score, quelques-uns atteignant même plus de soixante victoires.
Mais l'impact d'un refrain fut tel que, même de nos jours, soixante
ans après les faits, la plupart des Roumains interrogés
dans la rue vous diront que le plus grand pilote de guerre de leur
pays fut Horia Agarici, "celui
qui partait combattre les Bolchéviques". Mais qui
était cet aviateur en réalité ?
L'avant-guerre
Selon son dossier militaire, il voit le jour le 6 avril 1911 à
Lausanne. Sa naissance en Suisse est quelque peu étonnante
mais il semble que Valeria, sa mère, ait suivi son mari dans
un voyage d'affaires. Horia
allait demeurer enfant unique, sa mère décédant
malheureusement en 1914. Le petit garçon sera alors élevé
par une tante, Aurelia Dobrovici, qui
vivait à lasi (ou Jassy), dans le nord-est de la Roumanie.
Il suivra les cours de l'école primaire dans cette ville mais,
pour le Lycée, il fréquentera les établissements
de Iasi. Pitesti et Brasov... ce qui pourrait indiquer une scolarité
quelque peu confuse ou contrariée. Ayant décroché
son baccalauréat à l'école de Iasi en 1929, Horia
entre à l'Ecole Polytechnique de Timisoara où il ne
restera qu'une année. D'un récit. rédigé
le 1er avril 1951 à destination des autorités communistes
qui lui cherchaient noise, nous pouvons retirer cette précision
; "En 1931, je suis entré à l'école d'officiers
d'aviation de Cotroceni, à Bucarest". Selon son dossier
militaire, il est promu aspirant en juillet 1933 et versé à
la Flotila I Aerostatie. A cette époque,
les appréciations sur sa conduite sont plutôt positives
: "Il est en continuel progrès car il tavaille sérieusement
et de manière attentive" ; "Il pourrait faire
un bon observateur d'artillerie" ; "Il travaille
fort bien à la section des ballons" ; "Il
présente de grandes aptitudes pour devenir observateur en ballon".
C'est cependant à sa demande qu'il est versé de l'unité
de ballons à l'école de pilotage de Tecuci dont il sort
le 16 avril 1934, muni de son brevet. Voilà ce que disent alors
ses chefs de ce jeune officier : "Aviateur moyen, il apprend
avec difficulté vu un manque d'attention et des moments d'absence".
Notre tout nouvel aviateur fréquente diverses écoles
de bombardement avant d'entrer à l'école de chasse de
Buzau en 1937. Il est breveté pilote de chasse le 1er novembre
1937 et, l'année suivante, prend part aux grandes manoeuvres
(royales) en tant que membre de l'Escadrila
3. Nous ne disposons guère d'informations sur Agarici
à cette époque mais il est probable que ses chefs restent
sur l'appréciation de 1935 : .. Il a fait preuve de bonnes
aptitudes, de beaucoup d'énergie et de volonté, de l'énergie
et du caractère. Il n'est pas impressionable. Etant dans une
situation difficile lorsque des haubans de son appareil se rompirent
dans les airs, il a réussit à se poser parfaitement.
Il prend de bonnes décisions. Il pourrait devenir un officier
d'élite à force de travail et d'entrainement".
Comme on le voit, les opinions des officiers supérieurs sur
Horia Agarici sont fort variables
au fil des années... Le jeune homme était-il si changeant
?
Le légendaire combat du 23
juin 1941
Pour la Roumanie, la Seconde Guerre avait officieusement commencé
en 1940 lorsque des territoires avec forte population roumanophone
avaient été arrachés pour être annexés
par l'URSS et la Hongrie. Le 22 juin 1941, c'est cependant aux côtés
des Allemands et de ces mêmes Hongrois (alliés objectifs)
que les soldats roumains entrent en URSS, principalement pour reconquérir
la Bessarabie. A ce moment. le lieutenant Horia
Agarici est à la 53eme Escadrille
du Grupul 7. une unité équipée de Hawker
Hurricane et basée à Mamaia sur les rives de la Mer
Noire.
Dès le lendemain, Agarici va entrer dans la légende.
On a beaucoup écrit sur cet épisode. La propagande s'en
est tout naturellement mêlé et les exagérations
populaires ont contribué à travestir encore plus la
réalité. Pour avoir un témoignage plus ou moins
objectif. suivons le récit de Ion Iliescu,
présent sur l'aérodrome de Mamaia en ce beau jour ensoleillé
d'été.
Le 23 juin 1941, les Hurricane doivent faire mouvement de Mamaia
à Tecuci. Les chasseurs ont décollé Selon Iliescu
: "J'étais à la station radio quand j'entendis
le lieutenant Agarici Agarici des
taches d'huile sur son pare-brise. Le commandant, le Capitan Emil
Georgesu, lui ordonna de revenir à Mamaia, de réparer
les dégâts puis de repartir pour Tecuci. Le Hurricane
N° 3 quitta donc la formation et revint à Manaia. Je demandai
à Rudolf Bujencu de me remplacer à la radio et couru
alerter les sous-lieutenants mécanicien Matei
Gomolea et chef ingénieur Petre.
Le chasseur arriva de la mer pour se poser normalement. Le pilote
n'arrêta pas son moteur tandis que l'équipe s'affairait.
Quelques minutes plus tard, nous entendîmes des bruits de moteur
et, regardant vers la mer, nous vîmes trois gros bombardiers
arrivant de la gauche vers la ville (NB : le grand port de Constanza).
Vu leur charge importante, ils semblaient comme suspendus dans les
airs. Monsieur le lieutenant me demanda : - Ionica, vois-tu des chasseurs
avec eux ? - Non, mon lieutenant, ils sont seuls, répondis-je.
- Je vais les affronter. - Et, courant vers l'avion, il se mit à
crier : - Rattachez le capot moteur, puis écartez-vous les
gars ! Même si les mécaniciens n'étaient pas d'accord,
ils durent "claquer" le capot. Le pilote décolla
et vola tout d'abord près des flots, ne reprenant de l'altitude
que quand il fut près des bombardiers. Je crois que les équipages
de ces derniers ne l'aperçurent pas car ils demeurèrent
sans réaction. Ils volaient sur la mer, droit vers Constanza,
n'étant qu'à 2000 mètres d'altitude. Je n'ai
plus vu l'appareil du lieutenant pendant quelques secondes. Soudain,
nous le vîmes plonger sur le chef de formation qui alla s'écraser
en mer entouré de flammes. Le chasseur effectua une ressource
et reprir de l'altitude. Il s'acharna alors sur un second bombardier.
Le feu s'en empara et il se mit à émettre une importante
fumée, larguant ses bombes en mer et tentant de gagner la terre
ferme. Il se posa à Valul lui Traian, l'équipage étant
fait prisonnier. Le chasseur repartit en altitude pour attaquer le
troisième appareil qui, à sa vue, largua de même
ses bombes en mer, tentant un virage vers la gauche. Il passa dans
le feu des six mitrailleuses du chasseur. Il descendit très
lentement traînant un panache de fumée, planant sur la
terre au Sud de Constanza et tomba fort loin. Trois autres appareils,
voyant ce qui était urrivé à leurs prédécesseurs,
larguèrent leurs bombes en mer et rtrent demi-tour. Le Chasseur
revint se poser et atterrit comme un débutant mais sans dommage.
Quand nous arivâmes près de l'appareil, nous fûmes
étonnés de constater que le pare-brise était
couvert d'huile. La fenêtre gauche manquait et l'huile avait
aspergé l'habitacle et le pilote. Le lieutenant ne connaissait
pas la suite de ses combats et nous lui apprimes. Quand le lieutenant
quitta son avion, une chevrolet arriva avec le Commandant Georgescu,
chef de la base d'hydravions proche. Il donna l'accolade au lieutenant
pour avoir sauvé le porte et la ville d'un dur bombardement.
Ce fut ainsi, il le prit dans ses bras, tout couvert d'huile qu'il
était ! Les soviets avaient également de bons tireurs
car le Hurricane portait les traces de balles. Le lendemain, quand
le Lieutenant me vit, il me dit ; Ionica,
mon vieux, comme tout devient très vite et rapidement sale....
Il n'était pas un guerrier. C'était un poète,
type tranquille, plutôt un rêveur".
Naissance du mythe
La propagande allait bénéficier d'un fort intéressant
matériel à exploiter et les rapides victoires d'Horia
Agarici feront les choux gras de la radio, des journaux, des réunions
visant à lever des fonds pour l'Armée, etc. Mais cette
popularité serait restée malgré tout limitée
dans le temps s'il n'y avait pas eu cette fameuse chanson... Agarici
étant poète avait beaucoup d'amis et de connaissances
dans les milieux littéraires. Ceci explique-t-il cela ? Nous
ne pouvons le dire : mais le fait est qu'une chanson va modifier le
destion de notre pilote. Qui l'a conrposée ? Nul ne peut le
dire avec certitude- Selon l'ex-as roumain loan Dicezare. texte et
musique furent l'oeuvre de l'orchestre populaire du restaurant "Tanti
Lenutza" de Constanza, la ville "sauvée" par
Agarici. - Selon Ion lliescu, le texte
aurait été rédigé par Teodoranu Pastorel
: "Ecoutes ! N'entends-tu pas au loin. Hélène.
/ un bruit plus sourd qu'un train ? / Quand tu l'entends venir de
loin / N'en sois pas effrayée ! / C'est le chasseur Agarici
/ Il part abattre les Bolcheviks !". Inutilc de dire qu'après
la guerre et la prise de pouvoir par les Communistes, ces derniers
n'apprécieront que très modérément les
deux lignes du refrain...
Mais en 1941, cette oevrette va déclencher les passions patriotiques
ou simplement musicalcs. Tous vont la chanter et l'on peut penser
qu'Agarici, se rendant incidemment
au restaurant ou dans les lieux de danse se sentit continuellement
"agressé" par cette rangaine jouée à
tout bout de champ... lui mieux que quiconque savait qu'il n'était
pas un pilote d'exception et que ses victoires du 23 juin furent surtout
le pur fruit du hasard
La traversée du désert
Il est aussi certain, vu la nature humaine, que cette popularité
aussi brutale que soudaine ne pouvait que générer la
jalousie chez de nombreux pilotes de chasse roumains. Quoi ! Faire
un as de cet aviateur quelque peu médiocre ? Faire un héros
d'un
poète ? Transformer en "tueur" un être apte
à beaucoup de chose, mais nullement à ôter la
vie d'autrui ?...
En juillet 1941, le général lon Antonescu, chef de
l'état-major roumain, vint à Constanza pour décorer
Arigi et s'entretenir avec lui pendant une demi-heure. Ils parlèrent
de la guerre, du Hurricane et de son combat devenu légendaire.
Ces faveurs ne plurent pas à certains camarades d'Horia
et, dès le lendemain, des rumeurs affirmeront qu'Agarici,
portant sous sa veste une chemise verte de légionnaire, l'entrebailla
pour la faire voir au général. Cette grotesque histoire
allait cependant obtenir un certain succès, les roumains ayant
de tout temps préféré accorder crédit
aux ragots plutôt qu'aux communiqués officiels. Agarici,
bien que déstabilisé par cette gloire soudaine et les
jalousies qu'elle provoque, va suivre son unité en Bessarabie,
où il sera crédité de deux autres victoires (dont
semble-t-il un... Hurricane de l'Aviation Soviétique) lors
de cette première campagne de l'Aviation royale roumaine. Mais,
dès 1942 alors qu'une courte accalmie est accordée à
l'armée roumaine, le total divorce entre la réelle valeur
d'Agarici et son statut outré
de héros national continuellement colporté par cette
rengaine, à la valeur musicale certaine, va contribuer au désagrègement
du comportement d'Horia. Ses
compagnons d'escadrille vont le trouver de plus en plus étrange.
Il emporte en effet ses effets personnels dans une taie d'oreiller.
Son commandant d'escadrille notera en 1943 '. "Il n'est pas intéressé
par le combat ! Il évite les engagements et, quand on annonce
la présence d'ennemis, il vole dans la direction opposée.
(...) Il doit de l'argent à de nombreux prêteurs. Il
est modeste et de bonne éducation mais n'exécute jamais
un ordre à temps. Etant officier de renseignement attaché
au Groupe 7, iI ne donne guère satisfaction. Il disparaît
pendant des jours et se cache pour composer des oeuvres poétiques.
Quand il est envoyé convoyer un avion vers Blizneski, il arrive
trois heures en retard. (...) Cet officier se révèle
inutile lors des combats. Je suggère donc qu'on le trunsfère
dans une unité technique ou d'écolage.
Ces remarques doivent être fondées. Horia
Agarici ne remporte en effet
plus une seule victoire, mais publie n"anmoins son nouveau recueil
de poésie "Accords et nuances". En 1943, il est probable
qu'Agarici ait tenté de casser
son image de chasseur sans peur et sans reproche" puisqu'on le
signale faire partie du premier contingent du nouveau Grupul 3, une
unité reformée sur Ju 87 Stuka. Il n'y serait cependant
demeuré que quelquesjours, ne pouvant supporter les piqués
de cet appareil... Le lieutenant Agarici
sera donc promu capitaine et chef de l'Escadrila 52, puis de la 53eme
Escadrille, mais rien n'y fera ! Il ne se révèlera pas
comme un meneur d'hommes, bien qu'il sera quand même crédité
d'un bombardier américain B-24 Liberator lors de la première
attaque d'importance de la 15eme USAAF sur la Roumanie le 4 avril
1944. Ce sera son 6eme et dernier succès.
Laprès-guerre
En août 1944, la Roumanie change de camp et se retourne contre
son ex-allié allemand. Après la Victoire de mai 1945,
les Soviétiques vont progressivement prendre le contrôle
du pays tout en maintenant une apparence de légalité.
Il ne faut en effet pas mécontenter trop vite les Occidentaux
encore puissants et seuls détenteurs de la bombe atomique !
Trois ans plus tard, la démobilisation des armées occidentales,
le désintérêt des opinions publiques, le début
de la guerre froide, la division du monde en deux blocs, l'obtention
de la bombe H par I'URSS, la mise en place en Roumanie d'un personnel
soumis aux Soviétiques... tout cela permet d'entamer la répression.
Les membres de l'armée roumaine ayant combattu de 1941 à
1944 contre l'URSS seront persécutés, jetés en
prison ou envoyés dans des camps d'extermination. Le Roi Mihai
lui-même sera contraint de quitter le pays. Mais, pour Agarici,
il n'y aura nul répit, nulle periode transitoire. La chansonnette
a polarisé sur lui la haine des nouveaux maîtres du pays.
Bien que n'ayant "que" quatre (ou cinq) victoires sur des
avions soviétiques à son actif, il est devenu un symbole,
un "tueur de bolchéviques". Il connaîtra donc
très vite la prison, son séjour se limitant cependant
à quelques mois pour éviter d'en faire un martyr. Libéré,
il n'en sera pas pour autant absous, devenant l'objet de nombreuses
menaces, prison et camp étant employés comme épées
de Damoclès. Pendant des années, Agarici
devra se présenter dans divers postes de police et rédiger
d'interminables pensums sur ses "faits de guerre", "ses
liaisons présumées avec les légionnaires",
"la vente du moulin paternel en 1927" (!), "la rue
portant son nom", etc. Bref, tout ce qui passera par la tête
de ses persécuteurs. Ejecté de l'aviation dès
1945, il lui sera fort difficile de trouver un emploi. Finalement,
pour faire vivre sa famille (son épouse et ses quatre enfants),
il travaillera comme ouvrier sans qualification. En 1951, il sera
même dégradé et ramené au rang de simple
soldat. Le 18 août 1965. cependant, son rang de capitaine aviateur
lui sera restitué.
Horia Agarici n'avait pas
désiré une gloire qui lui fut imposée par le
biais d'une chanson populaire. ll n'avait pas plus voulou devenir
le souffre-douleur des policiers d'un régime totalitaire. Victime
du Destin, ce poète promu guerrier contre son gré est
décédé le 13 juillet 1982 à Constanza
dans cette ville qu'il avait trop bien défendue. Sur sa pierre
tombale, ces mots : 'Aviateur légendaire". Malgré
ses dénégations, le mythe continue au-delà de
la mort. L'impact de la chanson restera le plus fort !